
Grizzly, baleine et autres écrits naturels
Entrevue avec le romancier Louis Hamelin
Propos recueillis par Marie-Andrée Lamontagne
Q : Vous dirigez la nouvelle collection «L’œil américain» aux éditions du Boréal, celle-ci dédiée au genre littéraire du nature-writing. Comment définir le genre?
R : Littéralement, c’est « écrire la nature ». Une définition assez simple pourrait ressembler à ceci : des écrits en général autobiographiques mêlant observations et réflexions personnelles sur la vie sauvage et le monde naturel. On s’y trouve souvent à la croisée du regard poétique et des préoccupations philosophiques ou scientifiques. La nature n’y sert pas seulement de cadre au récit, elle est le moteur du texte, et son thème principal.
Q : Est-il avant tout américain? Nord-américain?
R : Américain, et nord-américain si on veut, parce que tout commence avec Henry David Thoreau. Il y a peut-être des précurseurs européens, mais les seuls écrits qui me viennent à l’esprit sont, de toute manière, des récits de découvreurs du Nouveau-Monde, comme le Voyage aux régions équinoxiales du nouveau continent de Humboldt, que lisait d’ailleurs Thoreau. Ce dernier était aussi un avide lecteur de l’œuvre d’Audubon, lui-même nourri des récits d’explorations de naturalistes comme Nuttall et Townsend. Mais les débuts du « nature writing » en tant que genre en soi, ayant sa propre histoire, remontent forcément au Walden ou la vie dans les bois de H. D. Thoreau. Il est rare qu’on puisse situer l’acte de naissance d’une école littéraire avec autant de précision.
Q : Quels sont les maîtres du genre, suivant votre hiérarchie personnelle? Pourquoi?
R : Thoreau, bien entendu. Il y a dans sa prose un dosage d’ironie, de lucidité et d’émerveillement qui transcende l’entreprise descriptive des naturalistes qui le précèdent, et qui fait accéder la nature à la littérature. Toute une progéniture en est issue. Rick Bass, l’écrivain sauvage du Montana, qui troquerait toute la faune littéraire de son pays contre un seul grizzly. À l’Est, Annie Dillard dans ses montagnes. Aldo Leopold, autre père fondateur qu’il faudrait bien que je lise un jour. Et Edward Abbey et son classique Gang de la clef à molette pour la fiction. Au Canada, l’ancêtre qu’est Farley Mowat (Ne criez jamais au loup, A whale for the killing) demeure incontournable. Et puis, au Québec, Pierre Morency, Robert Lalonde, et Jean Désy, ce grand nordiste, ce maître es cabanes et cavales dans les territoires sauvages.
Il y a aussi tout un courant typiquement américain qui descend en droite ligne de Hemingway et qui est constitué de chasseurs et de pêcheurs passionnés. Chez certains, l’obsession prédatrice prend tellement de place qu’il convient peut-être de les distinguer des purs « écrivains de la nature ». Jim Harrison et Tom McGuane en sont les représentants typiques. Physiquement, McGuane donne l’impression de sortir d’un vieux western. Dans le même genre, il faut mentionner Dan O’Brien, qui pratique la fauconnerie et élève des bisons dans les Grandes Plaines.
Q : Écrire sur la nature à un moment où elle est menacée conduit-il inévitablement à une forme d’engagement citoyen? Faut-il s’en inquiéter pour la littérature?
R : Je ne sais pas. Chez moi, comme (je pense) chez tout véritable écrivain qui se double d’un naturaliste, amour de la nature et littérature sont indissociables. Cela dit, on peut habituellement séparer le citoyen de l’écrivain. Dans la vraie vie, Rick Bass milite peut-être pour la préservation de sa chère vallée de la Yaak, mais c’est loin de se reflèter dans chaque page qu’il écrit. J’ai personnellement publié des romans où les écologistes ne paraissent pas toujours bien. De toute manière, en ce moment, j’aurais tendance à dire que les visées militantes du « nature writing » sont le cadet des soucis de la littérature. Il y a bien assez d’autres raisons de s’inquiéter…
Q : Moby Dick, de Melville, relève-t-il du nature writing avant la lettre? Après tout, c’est la baleine qui a le dernier mot dans cette histoire.
R : Ma lecture de ce roman commence à dater. Je lui ai toujours préféré le film qu’en a tiré John Huston avec Gregory Peck dans le rôle du capitaine Achab. Je vais peut-être donner l’impression d’essayer de m’en tirer avec une formule, mais il me semble que la seule nature dont il est question dans Moby Dick, c’est la nature humaine. Dans le « nature writing », un cachalot n’est rien d’autre qu’un cachalot, il représente une espèce animale. Les bêtes sauvages peuvent y être associées à des mythes, mais le symbole ne s’impose pas d’emblée – comme c’est le cas, par exemple, du « gros méchant loup » des histoires pour enfants. Or, dans Moby Dick, la symbolique judéo-chrétienne est passablement lourde et la baleine blanche est tout sauf une baleine ordinaire. Ce n’est qu’en 1972, dans A whale for the killing de Mowat, que cette histoire de vengeance et d’état de guerre entre deux espèces sera revisitée par la conscience écologique moderne.
Q : Votre plus récent roman, Les crépuscules de la Yellowstone, raconte la lente remontée du Missouri, en 1843, faite par le naturaliste américain Audubon, accompagné de son guide, le coureur de bois canadien-français Étienne Provost. Le roman peut être lu également comme l’histoire d’un massacre sans fin de la faune. Aurait-il pu en être autrement? La conscience écologique est-elle une création récente?
R : L’être humain est un animal en pleine évolution dont les instincts s’émoussent et se métamorphosent peu à peu au fil de cette lente entreprise de sublimation qu’on appelle la culture. Quant à la conscience écologique, pour ce que j’en sais, elle commence avec le séjour de Thoreau à Walden, seulement deux ans (1845) après cette fusillade tous azimuts que fut l’expédition d’Audubon dans le Haut-Missouri. Mais je vous ferai remarquer que le massacre, par la destruction des habitats plus que par la chasse comme telle, se poursuit aujourd’hui avec une intensité et à une échelle plus grandes que jamais.
Q : L’expression nature writing est réputée intraduisible. Pourquoi? Faut-il renoncer tout à fait à la traduire?
R : J’y ai personnellement renoncé, mais je suis ouvert aux propositions. À bien y penser, il faudrait peut-être revenir à l’expression « histoires naturelles », comme le faisait d’ailleurs Pierre Morency pour qualifier sa trilogie entamée avec « L’œil américain », dont le beau titre coiffe maintenant la nouvelle collection que vous avez évoquée tantôt.

Né à Grand-Mère en 1959, Louis Hamelin poursuit des études à l’Université McGill où il obtient un baccalauréat en sciences de l’agriculture en 1983. Il obtient ensuite une maîtrise en études littéraires à l’UQAM en 1990. C’est à partir de ce moment qu’il se consacre à l’écriture. En 1989, Louis Hamelin se voit décerner le Prix du Gouverneur général pour son premier roman, intitulé La Rage.
Chroniqueur littéraire au Devoir et à Ici Montréal, ses textes sont publiés en 1999 aux Éditions du Boréal, sous le titre Le Voyage en pot.
Depuis le début des années 1990, il a collaboré à une quinzaine de journaux et de revues, participé à de nombreuses rencontres, événements culturels et lectures publiques, tout en publiant neuf livres. Critiques et public s’accordent aujourd’hui pour dire que Louis Hamelin occupe une place de choix dans l’univers littéraire québécois.
La Constellation du lynx a reçu le prix des libraires du Québec 2011 et le prix littéraire des collégiens 2011.
Biographie : Les Éditions du Boréal