– Par Linda Amyot
À l’automne dernier, l’auteure Marie Barguirdjian profitait de l’effervescence que crée toujours le Salon du livre de Montréal pour lancer un étonnant petit livre : On a tous besoin d’histoires. Cette plaquette illustrée de quelques pages était disponible gratuitement au kiosque de Communication-jeunesse. Il s’agit, en fait, d’un manifeste cosigné par 33 auteurs et illustrateurs dont Rogé, Philippe Beha, Andrée Poulin, Marianne Dubuc, Christiane Duchesne, Simon Boulerice et Caroline Merola, pour ne nommer que ceux-là. Un manifeste, tel que présenté en couverture, pour que la littérature jeunesse devienne un enjeu prioritaire de notre société.
Mais pourquoi soudain un tel document? Bien sûr, on peut décrier la pauvreté des bibliothèques scolaires, quand il y en a même une. Cependant, les plus récentes statistiques (2017) révèlent une hausse de 14 % des ventes de publications jeunesse qui obtiennent 29 % des parts de marché du secteur du livre avec plus de 3 500 millions d’exemplaires vendus au Québec et un chiffre de vente de près de 45 millions de dollars. La vitalité de la littérature jeunesse s’affiche aussi avec ses associations d’auteurs, ses maisons d’édition, ses nombreux prix décernés chaque année, ses festivals et les files d’enfants qui attendent pour rencontrer leurs auteurs préférés dans les salons du livre.
Pourquoi donc un manifeste à ce moment-ci? Serait-ce parce que Marie Barguirdjian a ressenti l’urgence d’amener la réflexion sur « la place et l’importance des histoires » à un autre niveau? C’est ce que Metropolis bleu, qui appuie d’ailleurs cette initiative, lui a demandé.
Question : Quel événement ou constatation a déclenché en vous cette nécessité d’alerter les « parents, éducateurs, politiciens, professionnels de la santé et journalistes »?
Réponse : Eh oui, malgré les très bons chiffres de la littérature jeunesse (et c’est là tout le paradoxe), plusieurs éléments m’ont amenée à déclencher l’écriture du manifeste : les invariables chiffres concernant l’illettrisme, l’analphabétisme, le décrochage scolaire dont vous parlez dans l’introduction. La constatation que tous les enfants aiment les histoires dès tout petits, qu’ils ont très envie de lire en arrivant au primaire (ils deviennent « grands ») et qu’ils s’éloignent de la lecture souvent dès la fin du primaire. Pourquoi ? Comment se fait-il que nous n’arrivons pas à maintenir l’exigence de la lecture ? La place des tablettes, des écrans… dans nos vies qui devrait être très limitée dans celle des enfants puisque ce dont ils ont avant tout besoin, c’est de partage humain. J’avais donc envie de revenir à l’essentiel pour contribuer avec tous les partenaires et cosignataires engagés dans ce projet à transformer un peu plus notre société en société lectrice.
Question : Le manifeste a fait parler de lui dans les médias; une exposition, présentée à la librairie Monet à Montréal de la fin janvier à la fin mars, sera en outre diffusée ailleurs par la suite. Mais n’avez-vous pas peur de prêcher seulement à des convertis?
Réponse : C’est bien sûr le défi… mais 1) beaucoup de gens qui pensent avoir compris l’importance de la lecture n’en mesurent pas toute la richesse, toutes les facettes. Il est donc important d’explorer ces aspects; 2) à travers les « convertis » le message du manifeste tente de mettre chacun au défi d’aller plus loin, de proposer des expériences dans son milieu, d’initier des projets à l’école, auprès des bibliothèques, des associations de parents; et 3 ) nous avons reçu à travers la page Facebook des témoignages et des propositions incroyables indiquant que le manifeste touche tout le monde. Ainsi quelques grands-parents voulaient offrir des manifestes pour Noël, des bibliothécaires dans des petites communautés qui ont commencé à le partager, des médiateurs s’en sont inspiré pour travailler avec des adultes analphabètes. Tout cela est encourageant. Ce n’est qu’un début.
Question : À quoi ressemblerait une société où on ne voudrait pas « consommer » du livre, comme vous dites? D’autres pays ont réussi à faire de la littérature jeunesse un enjeu prioritaire?
Réponse : Je pense que certains pays ont des politiques culturelles et éducatives plus fortes. J’ai pu voir des livres dans les trains, ou dans les bus, dans les pays scandinaves. J’aime l’idée que les livres soient accessibles non seulement à l’école, en librairie ou en bibliothèques, mais dans tous les lieux publics. Une société qui fait de sa littérature un enjeu prioritaire est une société où l’on parle littérature jeunesse, où l’on parle des créateurs plus souvent à la radio, à la télévision. J’ai constaté aussi dans les journaux écrits en France, au Royaume-Uni, en Belgique, des dossiers entiers sur des auteur.es ou des illustrateurs/illustratrices jeunesse. Pour cela, il faut des gens convaincus que c’est plus important de donner le goût de lire que d’avoir des tableaux blancs et des tablettes pour tout le monde (une image un peu raccourcie !..). Des gens convaincus que les histoires, la façon de les transmettre, le temps que l’on prend pour les transmettre… que tout cela est essentiel. Sinon, on risque de voir émerger une génération à qui il manque des mots pour dire, partager des idées et préciser sa pensée. C’est encore plus important pour nous qui sommes une minorité francophone. Nous ne pouvons admettre de vivre dans un pays où près de la moitié des gens ont des difficultés en lecture.