
Faire connaître les cultures des premières nations
Entrevue avec Daniel Sioui
Par LINDA AMYOT
Depuis plusieurs années déjà, Metropolis bleu s’intéresse à l’univers littéraire autochtone. Chaque année, du côté du volet adulte de son Festival, nous remettons le Prix Premiers Peuples visant à reconnaitre le travail d’un écrivain autochtone du Canada et nous recevons de nombreux auteurs et artistes. Ainsi, au fil des ans, nous avons accueilli les Thomas King, Lee Maracle, David Treuer, Josephine Bacon, Darrel J. McLeod de même que des auteurs des Premiers Peuples d’Australie et d’Amérique du Sud.
Du côté jeunesse, nous avons également reçu à l’occasion des auteurs autochtones et métissés tels que Michel Noël ou Sylvain Rivard. L’intérêt pour la littérature autochtone s’est cependant intensifié au cours des dernières années. Le Festival jeunesse TD Metropolis bleu se déroule chez nos principaux partenaires : bibliothèques, librairies, hôpitaux et écoles spécialisées pour enfants de la grande région de Montréal. Dès que nous annonçons la participation d’un auteur ou d’un conteur autochtone, les demandes affluent. À voir, par exemple, le succès de la conteuse Yolande Okia Picard lors de notre édition 2019, les jeunes sont manifestement curieux de découvrir cet imaginaire à la fois si près et si loin de nous. Dans toutes les bibliothèques où Yolande Okia s’est présentée, on aurait entendu une mouche voler tellement les enfants étaient attentifs!
Lors de l’édition 2020, nous aurions dû recevoir l’auteure Christine Sioui Wawanoloath. En raison de la pandémie, la plupart des rencontres ont été annulées et quelques-unes sont reportées à l’automne. Ce n’est que partie remise; des auteurs tels Dave Jennis et Virginia Pésémapeo Bordeleau ont manifesté leur intérêt à participer au Festival jeunesse en 2021. Entretemps, j’ai eu envie d’en savoir plus long sur la maison d’édition Hannenorak et sur les auteurs qu’elle publie. D’autres éditeurs québécois ont publié des auteurs autochtones et métissés déjà, mais Hannenorak est, à ma connaissance, la première maison d’édition fondée et dirigée par des Autochtones au Québec. Cassandre et Daniel Sioui ont accepté de répondre à mes questions sur Hannenorak et la littérature jeunesse autochtone en général.
Linda Amyot : Êtes-vous toujours la seule maison d’édition autochtone à publier des auteurs autochtones et métissés au Québec?
Daniel Sioui : Nous sommes toujours la seule maison d’édition autochtone agréée au Québec. Toutefois, il y a quand même plusieurs organismes autochtones qui publient aussi des livres, souvent éducatifs, tels que l’Institut Tshakapesh, qui promeut la langue innue, ou le Cree School Board qui fait la même chose pour la langue et la culture cries. Mais nous sommes toujours la seule maison d’édition autochtone à publier de tous les genres littéraires. C’est bizarre à dire, mais nous avons espoir de bientôt voir apparaitre d’autres maisons d’édition autochtones qui assureraient la place de la littérature autochtone au sein du marché québécois. En attendant, nous tenons le fort du mieux que nous pouvons.
L.A. : Comment est né ce projet? Et pourquoi avoir fondé Hannenorak?
D.S. : Cela n’a pas pris beaucoup de temps après avoir fondé la Librairie Hannenorak pour nous rendre compte qu’il y avait un grand manque du côté de la publication d’auteurs autochtones au Québec. Un peu naïvement, sans trop y réfléchir et sans vraiment rien connaitre du métier, nous avons décidé de nous lancer et d’ouvrir notre propre maison d’édition. Nous voilà maintenant dix ans plus tard avec plus d’une trentaine de publications de tous genres. Jamais nous n’aurions pensé nous rendre là.
L.A. : Quel est votre public-cible? Les lecteurs autochtones? Les lecteurs non autochtones?
D.S. : Notre mandat est de faire connaitre les cultures des Premières Nations à tous, mais il est vrai que nous aimons particulièrement lorsque nos livres se retrouvent entre les mains des jeunes Autochtones. Oui, nous sommes fiers d’aider la population québécoise à découvrir la richesse de nos cultures, mais ce sentiment devient encore plus fort quand un de nos livres a pu, d’une quelconque façon, donner le gout de lire à un jeune d’une communauté.
L.A. : Vous êtes situés à Wendake, où vous avez aussi établi une librairie qui porte le même nom. La ville est très active au point de vue culturel et touristique. Qu’est-ce qui explique ce dynamisme?
D.S. : Le tourisme fait partie de l’ADN de Wendake depuis de nombreuses années. Grâce à notre emplacement, il est facile pour les voyageurs en quête « d’exotisme » de nous rendre visite. Plusieurs industries ont été bâties à Wendake grâce à cela. Malheureusement, le tourisme a eu une grande incidence sur notre culture. À force de vouloir plaire à tout prix aux touristes, nous avons fini par « folkloriser » notre culture. Nous donnions aux touristes ce qu’ils voulaient voir et non ce qui faisait vraiment partie de nous. Peut-être que de l’extérieur, notre culture semble encore forte, mais au contraire, nous en avons perdu une grande partie. Nous commençons, depuis quelques années, à redécouvrir nos légendes, nos chants, notre langue. C’est une des raisons qui nous a poussés à ouvrir notre librairie afin de faire connaitre notre « vraie » culture.
L.A. : Votre catalogue compte de nombreux auteurs du Québec et d’ailleurs au Canada qui signent des albums jeunesse, des essais, de la BD, du théâtre. Comment avez-vous établi ce répertoire? Ce sont les auteurs qui ont communiqué avec vous? Ou c’est plutôt vous qui les avez sollicités?
D.S. : Pour l’instant, ce sont en très grande majorité les auteurs qui nous approchent. Dans un futur proche, nous aimerions bien démarrer différentes collections et pouvoir approcher les auteurs pour leur proposer des projets d’écriture, mais, comme nous sommes encore une très petite équipe, nous ne trouvons pas le temps de réaliser tout ce que nous voulons. Pour les traductions, nous essayons de faire le meilleur choix possible. Nous recherchons des livres qui pourraient apporter un plus au milieu littéraire québécois, qui feraient voir un pan moins connu des cultures autochtones. Trouver des livres intéressants à la fois pour les Autochtones et les non-Autochtones, c’est quand même plus compliqué qu’on peut le croire.
L.A. : Si on parle plus précisément de littérature jeunesse, quels sont les critères qui déterminent vos choix de publication?
D.S. : Il faut évidemment que l’œuvre nous intéresse, mais il faut aussi s’assurer en premier lieu de la pertinence de l’œuvre. Nous devons garantir que les propos de l’auteur soient conformes à la réalité autochtone. Comme je le mentionnais plus haut, il faut éviter à tout prix de tomber dans le folklore. Par la suite, le livre peut avoir une portée éducative, comme la série sur les vêtements de Sylvain Rivard, mais ce n’est pas obligatoire. Il peut être seulement ludique comme le conte Mokatek et l’étoile disparue de Dave Jenniss, inspiré d’une pièce de théâtre jouée par la compagnie Ondinnok.
LA : Imaginons qu’un enfant de 8 ou 9 ans ou encore son enseignant-e vous écrive pour que vous leur recommandiez deux ou trois titres d’auteurs autochtones et/ou métissés (publiés ou non chez Hannenorak) afin de s’initier à cet univers littéraire. Quels seraient ces titres? Et pourquoi les recommanderiez- vous?
D.S. : Nous allons prêcher pour notre paroisse et suggérer la série de bandes dessinées « Nation Big Spirit : d’hier à aujourd’hui » de David Alexander Robertson. Les sept livres plongent les lecteurs au coeur de l’histoire canadienne en s’intéressant à des figures autochtones marquantes, parfois méconnues. La série, mettant en scène des personnages comme Gabriel Dumont ou Pauline Johnson, permet de faire comprendre l’importance que les Autochtones ont eue dans l’histoire du Canada. Nous suggérons aussi le titre Les bas du pensionnat, de Christy Jordan-Fenton et Margaret Pokiak- Fenton (Scholastic), qui fait connaitre l’histoire des pensionnats aux jeunes lecteurs. C’est un moment sombre de l’histoire, mais comme l’Holocauste, cela doit être enseigné pour ne jamais être oublié.
L.A. : Et dans le cas d’un ado de 13, 14 ou 15 ans, vous lui suggèreriez quoi? Pour quelles raisons?
D.S. : Le roman Pilleurs de rêves de Cherie Dimaline (Boréal) plaira assurément aux adolescents friands de science-fiction et d’univers dystopique. L’autrice parvient d’une façon imagée à présenter aux jeunes ce qu’est le colonialisme. Le premier qui pleure a perdu de Sherman Alexie (Albin Michel Jeunesse) est un roman qui traite d’un sujet universel : l’intimidation. Il peut toucher tous les adolescents, peu importe leurs origines. Malgré que le sujet soit difficile, il est abordé avec humour.
L.A. : Sylvain Rivard me disait que l’un de ses objectifs avec ses livres, c’est de mieux faire comprendre les cultures autochtones, les traditions propres à chacune des Premières Nations d’Amérique du Nord, de démêler le vrai du faux, de démythifier les fausses perceptions. Partagez-vous ce point de vue?
D.S. : Totalement! C’est probablement ce qui nous différencie le plus des autres maisons d’édition qui peuvent publier de la littérature autochtone. Nous voulons nous assurer, au mieux de nos capacités évidemment, que nos livres puissent servir à mieux éduquer la population québécoise, mais aussi les Autochtones eux-mêmes qui, pour plusieurs raisons, ont pu perdre l’accès à leurs cultures traditionnelles.
L.A. : À moins que je ne me trompe, la littérature autochtone a longtemps été (et peut-être l’estelle encore) orale. Est-ce difficile de passer d’une tradition orale à une tradition écrite? D’exprimer en mots ce qui est si riche en images, en intonations, en silences?
D.S. : Oui, cela peut être difficile; comme le dit le proverbe, lorsqu’un ainé meurt, c’est une bibliothèque qui brule. Notre mission est de s’assurer que notre culture soit encore vivante pour les prochaines générations. Nous devons donc trouver une façon de combiner nos traditions orales avec les mots sur le papier.
L.A. : Certains genres (l’album, la BD) permettent- ils plus facilement de traduire en mots et en images les contes et légendes, par exemple, que le roman?
D.S. : C’est difficile de répondre. Il y a effectivement un intérêt des auteurs à publier des contes et légendes. J’ai l’impression que nous sentons tous l’urgence de perpétuer notre culture qui, traditionnellement, se transmettait par les légendes. C’est pourquoi plusieurs auteurs veulent s’assurer que les légendes puissent être mises à l’écrit et être encore présentes pour de nombreuses années. Je dirais aussi que, comme la littérature autochtone est encore très jeune, nous n’avons pas encore atteint la maturité nécessaire pour voir apparaitre de nombreux auteurs de romans ou de nouvelles. Nous commençons seulement à voir surgir de nouvelles voix dans ces genres littéraires. Laissez-nous encore une décennie et je suis sûr que le roman aura pris l’avantage sur le conte.
L.A. : Un très grand nombre de livres jeunesse portent sur des figures historiques, des traditions ou encore des légendes autochtones. Comment les jeunes lecteurs autochtones d’aujourd’hui se retrouvent-ils là-dedans? En quoi ces publications reflètent-elles leur vie actuelle?
D.S. : C’est vrai qu’il y a beaucoup de livres qui ne racontent pas la vie contemporaine des jeunes autochtones. Cependant, comme on nous a enlevé notre histoire et notre culture, nous croyons qu’il est important de commencer par les réapprendre, pour ensuite nous aider à mieux vivre notre vie d’aujourd’hui. Il n’est vraiment pas facile pour les jeunes de s’accepter comme Autochtones, surtout après tout ce que les générations précédentes ont vécu. Nous devons nous assurer qu’ils sachent à quel point la vie de nos ancêtres n’était pas que négative, comme la société nous l’a rappelé pendant très longtemps.
L.A. : Et les jeunes lecteurs non autochtones pourraient-ils penser que les jeunes des Premières Nations vivent dans un univers où traditions et légendes prédominent toujours?
D.S. : N’est-ce pas déjà ce que le monde pense? Que nous, les Autochtones, vivons dans le passé? Il est aussi important pour les jeunes non autochtones de découvrir notre passé afin d’exorciser la vision négative que la société a souvent vis-à-vis des Autochtones.
L.A. : Certains auteurs jeunesse québécois non autochtones ayant vécu dans le Grand Nord ou encore au sein ou près de communautés ont publié des romans et des albums mettant en scène des personnages autochtones. Je pense, par exemple, à Diane Groulx ou à Étienne Poirier. Je ne veux pas du tout relancer ici le litigieux débat de l’appropriation culturelle, mais qu’en pensez- vous?
D.S. : Personnellement, je ne vois pas le problème si un auteur non autochtone tient à intégrer des personnages autochtones dans son livre, pourvu qu’il le fasse de façon sensible et honnête. Néanmoins, ce n’est pas une raison pour considérer cette œuvre comme étant de la littérature autochtone.
L.A. : Les Éditions Hannenorak fêtent leur 10e anniversaire en 2020. Quel bilan faites-vous de ces dix années? Et quels sont vos projets pour les prochains dix ans?
D.S. : Il s’en est passé des choses dans la dernière décennie. Il y a dix ans, très, très peu de maisons d’édition publiaient des auteurs autochtones. Maintenant, c’est la course à l’achat de droits de traduction. Nous sommes ravis de voir que les auteurs autochtones prennent de plus en plus leur place et qu’ils ont acquis une reconnaissance certaine dans le milieu du livre au Québec. Nous espérons d’ailleurs voir apparaitre de nouveaux talents pour continuer à développer notre maison d’édition et ainsi faire entendre des voix inédites. Nous continuerons à faire la promotion des cultures des Premières Nations, tout en gardant les deux pieds dans la modernité. Nous voulons faire voir l’Autochtone là où il n’est pas attendu, faire la part belle à l’humour, l’autodérision, nous voulons faire rire, réfléchir, émouvoir les Autochtones et non-Autochtones.
Tiawenhk inenh!
Cet article est tiré du magazine le Pollen. numéro 32 (2020) que vous pouvez consulter dans son entièreté ici.
Linda Amyot est rédactrice, scénariste, recherchiste et écrivaine. Elle anime également des ateliers d’écriture. Depuis 2004, elle a publié trois romans, un recueil de nouvelles et deux romans jeunesse chez Leméac, de même que deux albums illustrés pour les enfants aux éditions du Soleil de Minuit. Son roman La fille d’en face a remporté le Prix TD de littérature pour l’enfance et la jeunesse et le Prix des libraires en 2011; son roman Le jardin d’Amsterdam a reçu le Prix du livre jeunesse des Bibliothèques de Montréal et le Prix du Gouverneur Général 2014.
