
Je vois l’oratoire
Mauricio Segura
J’écris « je vois l’oratoire Saint-Joseph sur fond d’un ciel impossible », si bien qu’après avoir couché ces mots sur papier la basilique apparaît sous mes yeux plus nette, tandis que le ciel se pare d’une orgie de couleurs, jaune citron, rose fuchsia, vert émeraude et bleu cobalt, et ce n’est qu’alors que je me vois distinctement, tenant la main de ma mère, comme nous gravissons l’escalier raide menant à l’église, la peur de faire un faux pas me dévore car, comme chacun le sait, le Seigneur est tout-puissant et aucun écart de conduite ne lui échappe, mais nous sommes bientôt effacés par le souffle du temps qui passe, cédant le pas à un groupe d’adolescents, lorsque des amis du quartier et moi nous nous réfugiions dans le bois de l’oratoire pour fumer des cigarettes, boire nos premières bières et dire tout le mal que nous pensions des adultes et de l’autorité, n’aimant rien tant que de railler la solennité de cet endroit, par esprit de contradiction, parce que nos mères le vénéraient, parce que les touristes qui descendent des autocars ont un air émerveillé et bête avec leur short et leur caméra qui rebondit sur leur ventre proéminent, mais aussitôt le blizzard du temps se remet à souffler et je me vois y retourner seul, après des années à le bouder, pour allumer un cierge quand mon premier enfant est né, surpris de goûter à la grâce austère de la crypte, survient alors un saut de plusieurs décennies qui me fait atterrir sur un jour de pluie, comme je suis agenouillé dans la chapelle votive face aux dizaines de béquilles, puisque ma femme vient d’être emportée par une maladie impitoyable, dès lors j’y suis retourné tant de fois, généralement après de mauvaises nouvelles, y allant bêtement de supplications, jamais exaucées il va sans dire, sachant que mon heure à moi ne tarderait pas, étonné de constater que, du temps que je me servais encore d’une canne, une simple marche dans le chemin de croix de l’oratoire me soulève à ce point, si bien qu’aujourd’hui cet étonnement m’amuse car, alors que je respire à grand-peine, je donnerais n’importe quoi pour revoir sa silhouette digne, c’est pourquoi j’écris « je vois l’oratoire Saint-Joseph sur fond d’un ciel impossible », et ces mots, j’en suis le premier surpris, m’apaisent comme le souvenir fidèle d’un ami cher

Né à Temuco, au Chili, Mauricio Segura est arrivé au Canada à l’âge de cinq ans. Romancier et journaliste, il fait paraître, au Boréal, Côte-des-Nègres (1998; Boréal compact, 2003), Bouche-à-bouche (2003), Eucalyptus (2010) et Oscar (2016). Il œuvre dans le milieu de la télévision à titre de scénariste et collabore au magazine L’Inconvénient