
Caserne 26
J. D. Kurtness
Quand j’ai emménagé en 2012, la limite est du Plateau-Mont-Royal demeurait un coin abordable. Une aubaine, la proximité de la caserne 26 faisait baisser ma prime d’assurance habitation: un bel édifice en pierre, construit en 1901 par la Ville de Lorimier pour servir d’Hôtel de Ville et de caserne de pompier, puis annexé à Montréal en 1909. Les sirènes des camions hurlaient souvent et chaque fois je pensais « que s’est-il passé ?». Ma surprise devant la régularité des drames n’a jamais fléchi.
Ironiquement, la caserne a été endommagée par les flammes en 1999. Elle a repris du service en 2000. De menus travaux ont été effectués en 2011, puis en 2013. On la déserte en 2015 avec l’intention de lui refaire une beauté. Depuis, la débâcle. Un panneau couvert de graffitis, fixé à la clôture qui ceinture le chantier de construction, rappelle la triste chronologie des événements. En gros, c’est un classique de la rénovation. On défait les murs pour se rendre compte que tout est pourri. D’une observation à l’autre, de moins en moins de caserne et de plus en plus de vide. Parfois, rien ne bouge, pendant des mois. Que des corneilles et des pigeons pour constater le gâchis.
La pharmacie d’à côté a fermé ses portes l’an dernier. Les vieilles réclames publicitaires blanchissent au soleil. Au-dessus, un gym en arrache sur ce petit bout de rue maudit et laid. Un îlot de chaleur qui rappelle notre difficulté collective à réaliser des projets rassembleurs, dans les budgets, dans les temps, dans la beauté. Une structure faite de poutres d’aciers s’élève d’un trou. Il faut beaucoup d’imagination pour habiller ce squelette amputé de son ancienne façade, dont les pierres patrimoniales sont censées être entreposées quelque part en attendant que le projet redémarre. Le contrat avec l’entrepreneur a été résilié.
Je ferme les yeux. Je remplace poutres et béton par la forêt centenaire qu’il devait y avoir ici. Je vois les peuples à poil et à plume qui frôlent les branches et s’abreuvent aux ruisseaux. Nous sommes le pays bleu, mais je m’imagine difficilement le bruit de l’eau qui court sur l’asphalte noir et brûlant de l’avenue Mont-Royal, avec cette odeur de pisse de chat omniprésente dans l’air en cet été sec et caniculaire.
Au moins, ma prime d’assurance n’a pas encore augmenté.

J. D. Kurtness (Julie Kertness de son vrai nom) est une autrice et traductrice montréalaise, d’origine autochtone. Elle a signé deux romans aux éditions L’Instant même. De vengeance (2017), salué par la critique, raconte l’histoire d’une jeune tueuse en série qui se plaît à éliminer ceux et celles qui l’irritent. Aquariums (2019) est un récit d’anticipation où l’humanité est victime d’une épidémie sans précédent. J. D. Kurtness a reçu le Prix Voix autochtones 2018, catégorie meilleur texte en prose écrit en français par un écrivain autochtone émergent.